« Mon caractère était timide et réservé : eh quoi ! j’ai su le contraindre à la vie moderne et j’en apprends chaque jour davantage puisque je baigne en plein dedans, toujours tendu au fond de moi, jouissant de ma personnalité qui est sensible, compréhensive et qui sait recueillir. »
Cesare Pavese

Chantre de l’adolescence, Cesare Pavese a photographié son époque avec un réalisme mélancolique militant, s’imposant dès ses débuts comme l’une des voix majeures du vingtième siècle en Italie. Ses turbulentes lettres de jeunesse, souvent empreintes d’autodérision, dévoilent les frissons et les exubérances d’un artiste en herbe qui cherche « à coups de poing et à coups de pied » sa voie dans le métier d’écrire.

Écrivain, traducteur, éditeur de génie, Cesare Pavese (1908-1950) a su donner une forme unique à la solitude de l’âge adulte, tant dans ses romans que dans ses touchants poèmes. D’une sensibilité extrême, il voyait dans l’art une sublimation de l’érotisme et s’employait à atteindre la légèreté et l’insouciance, sans rien céder toutefois de ses convictions politiques. L’idée du suicide, qui le talonna bien souvent, eut raison de sa vitalité peu après ses quarante ans.

Extrait • Lettre de Cesare Pavese à Augusto Monti

La lettre qui suit, envoyée à Augusto Monti, témoigne de l’émancipation progressive de l’ancien élève au regard de l’enseignement du vieux professeur. À l’idée de littérature comme acte naturel, Pavese oppose un « long travail et une macération de l’esprit », son « calvaire de tentatives », tout à fait conscient que cela implique une existence « malade et antipathique ». Les divergences entre ces deux-là conditionneront fatalement leur amitié. La distance deviendra totale vingt ans plus tard, dans une dispute épistolaire portant sur Le Bel Été (1949), le triptyque de romans avec lequel l’écrivain remportera en juin 1950 le prix Strega.

18 mai 1928

Mon cher professeur,
Je suis un homme qui ne percute pas toujours et qui raisonne péniblement, nébuleusement, alors que vous êtes précis, limpide et plein d’expérience vitale, si bien que lorsque vous parlez, j’écoute toujours avec le même sentiment de sécurité auquel je m’abandonne devant la nature : mais sur la question du travail de création artistique aussi, mon opinion se trouve exactement à l’opposé de ce que vous pensez.
Vous dites que pour créer une grande œuvre il suffit de vivre le plus intensément et le plus profondément possible n’importe quelle vie réelle, que si notre esprit porte en soi les conditions du chef-d’œuvre, celui-ci jaillira presque de lui-même, naturellement, sainement, comme il en va de tous les phénomènes vitaux. Vous voyez en somme l’art comme un produit naturel, une activité normale de l’esprit et dont la caractéristique essentielle serait d’être sain. Eh bien, moi je réfute la plupart des significations que l’on donne à ces choses, en particulier à la dernière.
À mon avis, l’art requiert un long travail et une macération de l’esprit, un incessant calvaire de tentatives qui échouent bien souvent, avant d’atteindre le chef-d’œuvre, de telle sorte qu’il conviendrait plutôt de le ranger parmi les activités antinaturelles de l’homme. Toute œuvre d’art véritablement bonne est saine, car si l’œuvre d’art est nécessairement une construction organique, où palpite la vie, n’importe quelle forme de vie, comme celle des plantes et des pierres, alors la santé – au sens de la parfaite adéquation et activité de ses diverses parties, en est l’indispensable condition ; mais ce n’est pas pour cela que le contenu de l’œuvre ou l’âme du créateur devraient être sains à leur tour. Bien au contraire, si cette âme ne s’est pas contorsionnée, convulsée et n’a pas saigné, si elle n’est pas passée par une interminable série d’expériences répétées jusqu’à ce qu’elles soient absorbées par cette même âme, si elle n’en est pas en somme réduite, à force d’efforts et d’agissements exagérés, à un aspect hors du commun et débarrassée de l’optimisme étriqué qui accompagne la santé naturelle, autant dire que cette âme ne composera jamais de chef-d’œuvre. Et, je le répète, c’est seulement et justement grâce à ces conditions antihumaines, ou peut-être suprahumaines, grâce aux tourments de toutes ces tentatives échouées que l’esprit peut parvenir à donner ses fruits âprement espérés et miraculeux, ces créatures nouvelles qui sont sur Terre comme de nombreux autres êtres vivants.
C’est pour cela que l’art est la plus élevée de toutes les activités et réussit plus que toute autre à porter l’homme aux portes de la divinité : car elle permet de créer des êtres vivants. Et c’est avec cet espoir vertigineux que moi je ne m’induirai jamais à « penser à autre chose » en attendant que mon chef-d’œuvre naisse déjà tout beau tout propre, mais que je continuerai à m’échiner, à me briser et à m’enrichir de vie, la main toujours plus sûre. Je persisterai dans cette existence malade et antipathique.

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