« Mais il ne faut pas trop maudire les mauvaises santés. C’est souvent sous le poids des trop grandes âmes que le corps fléchit. Des états nerveux et des poèmes enchanteurs peuvent très bien être des manifestations inséparables d’une même puissance orageuse. »
Marcel Proust

Vaste continent à explorer, la correspondance de Proust constitue un pont vital entre sa forteresse intime et la vie extérieure. Oscillant entre conversations mondaines et introspections profondes, ses lettres montrent comment transformer la faiblesse en vocation littéraire et la maladie en ressource de génie.

Référence mondiale de la littérature du XXe siècle, Marcel Proust (1871-1922) a écrit presque chaque jour de sa vie depuis la solitude de sa chambre où il a composé sa monumentale À la recherche du temps perdu. Inlassable lecteur, sensible et anxieux, Proust a questionné dans son œuvre le rapport entre le temps et l’écriture, cultivant la mémoire des instants perdus.

Extrait • Lettre de Marcel Proust à Marie Scheikévitch

Née en Russie, Marie Scheikévitch (1882-1966) déménage en 1896 avec sa famille à Paris, où elle devient en l’espace de quelques années l’une des personnalités mondaines les plus en vue. Après la parution en 1913 de Du côté de chez Swann, elle se fait l’une des confidentes majeures de Proust, qui lui dévoile ses futurs projets littéraires, et notamment un résumé des chapitres de La Recherche. Écriture et invention se nourrissent du regret, un véritable mal physique toutefois tempéré par le baume de la mémoire.

[Début novembre 1915]

Madame,
Vous voulez savoir ce que Mme Swann est devenue en vieillissant. C’est assez difficile à vous résumer. […]
« J’avais cru tout à l’heure que c’était ce que je désirais. En voyant combien je m’étais trompé, je compris combien la souffrance va plus loin en psychologie que le meilleur psychologue, et que la connaissance des éléments composants de notre âme nous est donnée non par les plus fines perceptions de notre intelligence mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain cristallisé – par la brusque réaction de la douleur. » Les jours suivants, je peux à peine faire quelques pas dans ma chambre, « je tâchais de ne pas frôler les chaises, de ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir me traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je n’y pus rester, c’est que je ne m’y étais assis que quand elle était encore là ; et ainsi, à chaque instant il y avait quelqu’un des innombrables et humbles moi qui nous composent à qui il fallait notifier son départ, à qui il fallait faire écouter ces mots inconnus pour lui : “Albertine est partie.” Et ainsi pour chaque acte, si minime qu’il fût qui auparavant baignait dans l’atmosphère de sa présence, il me fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencer l’apprentissage de la séparation. Puis la concurrence des autres formes de la vie… Dès que je m’en aperçus, je sentis une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter, c’était la première apparition de cette grande force intermittente qui allait lutter contre la douleur, contre l’amour et finirait par en avoir raison. » Il s’agit de l’oubli mais la page est déjà à demi couverte et je suis obligé de passer tout cela si je veux vous dire la fin. […]
Alors ce qui avait fait jusque-là la douceur de ma vie, la perpétuelle renaissance des moments anciens, en devint le supplice (diverses heures, saisons). J’attends que l’été finisse, puis l’automne. Mais les premières gelées me rappellent d’autres souvenirs si cruels, qu’alors, comme un malade (qui se place lui au point de vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi moralement) je sentis que ce que j’avais encore de plus à redouter pour mon chagrin, pour mon cœur, c’était le retour de l’hiver. Lié à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir d’Albertine, il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à les réapprendre, comme un hémiplégique qui rapprend à lire. Seule, une véritable mort de moi-même m’eût consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même n’est pas chose si extraordinaire, elle se consomme malgré nous chaque jour. […]

Votre Marcel Proust

Revue de presse
Les autres livres de la collection
Karl Marx
Nos chers ennemis
Lettres complices à Engels
Cesare Pavese
Je n’y comprends rien
Lettres d’une adolescence littéraire