« Les idées n’ont pas de patrie propre sur la Terre. Elles flottent dans les airs entre les peuples, entre les hommes. »
Stefan Zweig

Grand biographe, collectionneur de reliques littéraires, Stefan Zweig se passionna pour toutes les formes d’écriture et entretint une correspondance nourrie avec nombre de ses contemporains. Les lettres à ses amis Romain Rolland, Klaus Mann et Sigmund Freud, ou encore à son épouse Friderike, font résonner la voix d’un explorateur de l’âme humaine, idéaliste, éternel défenseur de l’esprit et de la fraternité des peuples face à la défaite de la raison.

Écrivain, philosophe, traducteur, grand voyageur et citoyen du monde, Stefan Zweig (1881-1942) fut l’un des plus éminents chroniqueurs de l’Europe en perdition lors de l’entre-deux-guerres. Horrifié par la montée du nazisme, l’auteur – autrichien d’origine juive – décida de s’exiler outre-Atlantique, où il mit fin à ses jours, laissant derrière lui une œuvre magistrale, pétrie de ses idéaux pacifistes et humanistes.

Extrait • Lettre de Stefan Zweig à Richard Dehmel

Cosmopolite depuis toujours, Zweig récuse la nouvelle saison des nationalismes qui commence avec la Grande Guerre. Il écrit, en réponse à une demande de collaboration de la revue Der Jude dirigée par le théologien Martin Buber, un éloge de la diaspora juive. C’est dans le même esprit qu’il expose son identité composée de plusieurs nationalités à son ami poète et dramaturge Richard Dehmel, engagé volontaire en 1914 et signataire – en octobre de cette même année noire – du « Manifeste des 93 », document de propagande avec lequel des personnalités du monde culturel tentèrent d’exonérer l’Allemagne de ses responsabilités dans le déclenchement de la guerre.

[sans date, probablement 12 juillet 1919]

Cher monsieur Dehmel,
[…] Je dis cela bien que je sois en désaccord avec vous sur de nombreux points. Je considère l’idée nationale comme un danger et je pense que nous avons atteint le point focal de sa surévaluation. De même que nous ne comprenons pas que l’Allemagne se soit entredéchirée trente ans durant à cause de la sainte Cène et de son interprétation, de même, dans deux cents ans, on ne comprendra pas que notre Europe (qui sera depuis longtemps unie) ait pu ainsi se torturer et se détruire pour des questions de langue et de frontières. Certes, dans deux siècles, on poursuivra une autre, une nouvelle chimère au nom de laquelle on s’anéantira de façon tout aussi insensée, un autre combat suscitera la même profusion d’enthousiasme, de haine, d’incompréhension, de sacrifices et d’amour. Et peut-être cette volonté invisible n’a-t-elle qu’un but : que les forces de l’individu s’exercent au sein des masses. Je me contrains depuis des années (souvent contre mon sentiment) à ne pas voir dans les communautés de vues des valeurs morales. La justice, la liberté, le courage ne sont pas présents chez un peuple et absent chez un autre : tout ce que je connais, ce sont des personnes qui me sont chères (comme Richard Dehmel, et dût-il m’envoyer son encrier à la tête, je ne cesserai jamais d’honorer sa colère), j’aime les langues et leur diversité, mais je ne vois dans les États que des formes contingentes. Que suis-je, par exemple ? Allemand si nous sommes rattachés à l’Allemagne, allemand-autrichien si l’Entente nous aide à devenir autonomes, tchécoslovaque parce que mon père est un Allemand de Bohême et que demain nous serons peut-être annexés, juif si le judaïsme se voit forcé de devenir une minorité nationale. Il ne s’agit pas là d’un destin individuel : à l’heure actuelle, des millions d’hommes ne savent pas ce qu’ils sont, demain, ceux du Vorarlberg deviendront suisses – je ressens cela comme une farce, tout comme je considérais l’empire allemand de Bismarck comme un grand et puissant État sans avoir jamais vu en lui le monde allemand (qui réside uniquement dans l’invisible, dans la langue et l’esprit). […]

Votre fidèle Stefan Zweig

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