« J’ai besoin d’écrire de sorte à agir sur les gens tel un éclair, de les saisir au crâne, non pas par le pathos bien entendu, mais par l’ampleur de la vision, la puissance de la conviction et la force de l’expression. »
Rosa Luxemburg

Icône de la révolution, Rosa Luxemburg a toujours défendu – derrière les barreaux et sur les barricades – la cause des plus faibles. Dans ses lettres à ses compagnons et amies, elle revendique une liberté farouche et s’adonne à l’art d’une joie éblouie. D’une sensibilité extrême à la nature, elle sut saisir tous les instants de bonheur et la splendeur du monde. Une femme qui fit le choix de la vérité et lutta avec passion pour qu’elle soit synonyme de beauté.

Figure majeure du socialisme révolutionnaire au XXe siècle, Rosa Luxemburg (1871-1919) ne se lassa jamais de combattre l’inégalité et l’injustice. Militante marxiste et théoricienne, la grande politicienne polonaise eut à cœur d’éduquer les masses à travers ses métiers de journaliste ou de professeure. Bien qu’on voulut la réduire au silence – elle fut incarcérée et mourut assassinée –, sa voix demeure, puissante et indomptée.

Extrait • Lettre de Rosa Luxemburg à Luise Kautsky

Dans cette lettre à Luise Kautsky, la théoricienne exhorte à de lucides actes de modestie, en distillant, non sans autodérision, un complexe mélange entre l’Histoire et l’action individuelle. Un regard humble et sans préjugés, qui n’écarte ni l’enthousiasme ni les responsabilités. Ce sublime naturel, qui sait aussi regarder en face l’injustice, le mal et l’atrocité, n’est donc pas étranger au combat politique, le poste où Luxemburg, durant l’année de la révolution russe, se souhaite, prophétiquement, de mourir.

Wronki, 15 avril 1917

Chère Lulu !
Ta courte lettre d’avant Pâques m’a vivement inquiétée en raison de son ton on ne peut plus abattu et j’ai tout de suite résolu de laver une nouvelle fois ta petite tête. Dis-moi, comment peux-tu seulement continuer de pousser ta chansonnette désespérée comme une cigale triste alors qu’un chœur d’alouettes éclatant résonne depuis la Russie ?! Tu ne comprends donc pas que c’est notre propre cause qui l’emporte et triomphe là-bas, que c’est l’Histoire du monde elle-même qui livre ses batailles et danse, ivre de joie, la Carmagnole ? Une telle avancée de la cause commune ne devrait-elle pas nous faire oublier toutes nos misères personnelles ?
Je sais que tu es inquiète de me savoir actuellement privée de ma liberté, empêchée de recueillir les étincelles qui jaillissent en Russie, d’apporter mon aide et de gérer les choses, là-bas et ailleurs. Il est certain que ce serait bien et tu peux t’imaginer à quel point j’ai les membres qui me démangent, comme chaque nouvelle qui arrive de là-bas me traverse jusqu’au bout des doigts telle une décharge électrique. Mais le fait de ne rien pouvoir faire ne trouble pas pour autant d’un iota mon humeur et il ne me vient pas à l’esprit de gâcher la joie que me procurent les événements en cours en me lamentant sur une situation que je ne peux pas changer.
Tu vois, l’Histoire des dernières années et, rétrospectivement, l’Histoire en général, m’ont appris qu’il ne fallait pas surestimer l’influence de l’individu. Au fond, ce sont les grandes forces invisibles et plutoniques des profondeurs qui agissent et qui sont déterminantes, et tout finit par rentrer dans l’ordre, pour ainsi dire « tout seul ». Ne te méprends pas : je ne parle pas d’un optimisme fataliste et confortable censé voiler sa propre impuissance, tel que je le déteste chez ton cher conjoint. Non, non, je suis toujours à mon poste et dès la prochaine occasion, je poserai mes dix doigts sur le piano du monde et en jouerai à l’en faire gronder. Mais je suis pour l’instant « en congé » en ce qui concerne l’Histoire du monde, non par ma faute, mais par contrainte externe, alors je me tords de rire, je me réjouis du fait que les choses avancent même sans moi et je crois dur comme fer qu’elles vont bien se passer. L’Histoire est toujours du meilleur conseil là où elle semble s’être irrémédiablement égarée dans une impasse. Ma très chère, lorsque l’on a la mauvaise habitude de chercher dans chaque fleur une gouttelette de poison, on trouvera toujours des raisons de soupirer. Mais prends les choses dans l’autre sens, cherche dans chaque fleur du miel, et tu trouveras toujours des causes de gaîté. […] Par-dessus tout : les nuages ! Quelle source inépuisable de ravissement pour les yeux des hommes ! Hier, samedi, vers 5 heures de l’après-midi, j’étais appuyée à mon grillage, celui qui sépare le petit jardin du reste de la cour, et laissais le soleil me réchauffer le dos tandis que je regardais vers l’est. Des nuages du gris le plus tendre s’accumulaient dans le ciel bleu pâle en une grosse formation qu’une légère lueur rose semblait caresser ; l’ensemble évoquait un monde lointain où régnaient une tranquillité, une douceur et une délicatesse infinies. Tout cela ressemblait à un léger sourire, à un vague mais beau souvenir de jeunesse, à la sensation que l’on a parfois le matin au réveil d’avoir fait un très beau rêve sans pouvoir se rappeler ce que c’était. […] Je me tenais là, subjuguée par cette magie, et j’ai pensé à toi, à vous tous : ne voyez- vous pas comme le monde est beau ? N’avez- vous donc pas comme moi des yeux et comme moi un cœur pour vous réjouir ? […] Je vous serre fort dans mes bras, toi et ton hérisson indigne,

Ta R.

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