« Depuis, je sais parfaitement que même le pire, le désespoir, n’est qu’une plénitude, un afflux d’existence qui, d’une seule résolution du cœur, pourrait se laisser retourner en son contraire, et que lorsque quelque chose devient très lourd et insupportable, c’est que nous sommes déjà tout près de sa métamorphose. » Rainer Maria Rilke

Doué de l’indulgence des inflexibles, un grand poète apprend à regarder le monde comme s’il s’agissait du premier jour de la création et à affronter les difficultés comme un moyen de se découvrir soi-même. Trésors de sagesse et d’audace, les lettres de Rainer Maria Rilke résonnent par leur profondeur et leur actualité : les réflexions d’un homme sachant exiger de la vie toute sa perfection.

Grand voyageur, amant des arts, observateur exigeant, Rainer Maria Rilke (1875-1926) est l’incarnation absolue du poète. Son rapport au monde, aux êtres et à lui-même, passés au crible de l’écriture, ont fait de lui un correspondant exceptionnel et un maître spirituel. Dans ses lettres, l’auteur des Élégies de Duino interroge la nature humaine, l’amour, la joie, avec une acuité et une délicatesse bouleversantes, engageant à aimer la vie jusque dans ses moindres contradictions.

Extrait • Lettre de Rainer Maria Rilke à Friedrich Westhoff

« Travailler, toujours travailler » est le mot d’ordre d’Auguste Rodin, dont Rilke fait la connaissance à Paris en 1902, une rencontre qui aura une influence durable et décisive sur lui. Cette maxime d’exigence créative, le poète l’extrapole au matériau même de la vie, qu’il entend comme un devoir, une croissance, un affûtage des sens et de la conscience. Dans cette lettre, Rilke trace les contours d’une discipline de la jeunesse et d’une religion du devenir qui réfutent l’idée d’une existence consumée en un éclair ou morcelée en étapes stériles, déjà codifiées par la société. Il enjoint de s’éduquer à la contemplation, au choix de la vie et de l’amour, dans leur infinie vastité.

29 avril 1904, Rome

Mon cher Friedrich, [...] Un jour, quand je serai plus mûr et plus âgé, j’en viendrai peut-être à écrire un livre, un livre pour les jeunes gens ; non que je croie avoir su faire mieux que d’autres, non. Au contraire : parce que depuis l’enfance et tout au long de ma jeunesse, tout m’est devenu tellement plus difficile qu’à d’autres jeunes gens.
J’ai alors fait l’expérience, encore et encore, qu’il n’y a sans doute rien de plus difficile que de s’aimer. Que c’est un travail journalier, Friedrich, journalier ; Dieu sait qu’il n’y a pas d’autre mot. Et, vois-tu, s’ajoute à cela qu’on ne prépare pas les jeunes gens à un amour si difficile ; car les conventions ont tenté de faire de la relation la plus compliquée et la plus extrême qui soit quelque chose de léger et de frivole, de lui donner l’apparence d’être à la portée de chacun. Il n’en va pas ainsi. L’amour est une chose lourde : plus lourde que d’autres car, pour d’autres conflits, la nature incite elle-même l’être humain à se recueillir et à rassembler fermement toutes ses forces, tandis que dans l’essor de l’amour réside l’appel à s’abandonner tout entier.
[...] Mais des jeunes gens qui s’aiment se jettent dans les bras l’un de l’autre dans l’impatience et la précipitation de leur passion et ne remarquent même pas le manque d’appréciation réciproque qui se loge dans cette offrande désordonnée, ils ne s’en aperçoivent, étonnés et à contrecœur, qu’à la discorde qui surgit de tout ce désordre entre eux. Et dès lors que la désunion s’installe, la confusion grandit chaque jour ; ni l’un ni l’autre n’a plus rien autour de lui qui ne soit brisé, plus rien de pur ou qui ne soit corrompu, et au beau milieu d’un champ de ruines désolé, ils cherchent à retenir l’apparence de leur bonheur (car c’est au nom du bonheur que tout cela est censé exister). En fait, ils n’arrivent plus guère à se souvenir de ce qu’ils entendaient par bonheur. Chacun, dans son incertitude, devient de plus en plus injuste à l’égard de l’autre ; eux qui se voulaient mutuellement du bien se touchent désormais l’un l’autre de façon autoritaire et intolérante, et dans leur aspiration à sortir d’une façon ou d’une autre de leur insoutenable et insupportable état de confusion, ils commettent la plus grande erreur qui soit en matière de relations humaines : ils deviennent impatients. Ils se hâtent vers une conclusion, vers ce qu’ils croient être une décision définitive, ils cherchent à fixer une fois pour toutes leur relation, dont les transformations surprenantes les ont effrayés, de sorte qu’elle reste désormais la même « pour toujours », comme ils disent. Ce n’est que l’ultime erreur d’une longue chaîne d’errements imbriqués les uns dans les autres. Même ce qui est mort ne se laisse pas figer définitivement (car cela se décompose et se transforme à sa façon), alors ô combien la vie et le vivant, qui jamais ne se laissent appréhender une fois pour toutes. Vivre, c’est précisément se transformer, et les relations humaines, qui sont l’essence d’une vie, sont ce qu’il y a de plus changeant, à chaque minute elles sont faites de hauts et de bas ; et pour ceux qui s’aiment, aucun instant ne ressemble à l’autre dans ce qui se joue et se noue entre eux. Entre eux ne s’accomplit jamais quelque chose d’habituel, quelque chose qui aurait déjà existé, c’est le règne du neuf, de l’inattendu, de l’inouï. De tels états existent, qui doivent être un très grand bonheur, un bonheur presque insupportable, mais ils ne peuvent se produire qu’entre gens très riches, entre gens qui chacun de leur côté sont à la fois riches, ordonnés et recueillis ; seuls deux mondes vastes, profonds et singuliers peuvent se lier. – Des jeunes gens – à l’évidence – ne peuvent atteindre une pareille relation, mais ils peuvent, s’ils comprennent bien leur vie, croître lentement vers un pareil bonheur et s’y préparer. S’ils aiment, ils ne doivent pas oublier qu’ils sont des débutants, des gribouilleurs de la vie, des apprentis en amour, – ils doivent apprendre l’amour, et cela requiert (comme tout apprentissage) calme, patience, et recueillement ! Considérer l’amour, l’endurer et l’apprendre comme un travail, c’est ce que les jeunes gens ont tant de mal à faire, Friedrich. [...] Il n’y a pourtant rien de plus heureux que le travail ; et l’amour, parce qu’il est justement le bonheur le plus extrême, ne peut être autre chose que du travail. – Qui aime, donc, doit s’efforcer de se comporter comme s’il avait beaucoup de travail : il doit souvent être seul et plonger en lui-même et se recueillir et se cramponner ; il doit travailler ; il doit devenir ! [...]
Car, crois-moi, Friedrich, plus l’on est, plus tout ce que l’on vit devient riche.
[...] On doit vivre vers soi et penser à la vie tout entière, à ses millions de possibles, d’horizons et d’avenirs, face auxquels il n’existe rien de passé ni de perdu. [...]
Nous te saluons, cher Friedrich, du fond du cœur,

Rainer et Clara

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