« Instruisez-vous, parce que nous aurons besoin de toute notre intelligence. Agitez-vous, parce que nous aurons besoin de tout notre enthousiasme. Organisez-vous, parce que nous aurons besoin de toute notre force. » Antonio Gramsci

Élève modèle pour les enseignants, esprit à étouffer pour le régime fasciste, homme libre malgré sa détention, Antonio Gramsci transmet avec bienveillance sa passion de comprendre. L’intellectuel devenu la conscience morale de l’Italie se révèle dans ses lettres un père sévère et d’autant plus émouvant qu’il montre à distance le chemin de l’étude et de la connaissance à ses amis, neveux et enfants, ainsi qu’à chacun de nous.

Écrivain, théoricien marxiste, membre fondateur du parti communiste italien, Antonio Gramsci (1891-1937) passa onze années en prison, sur ordre du régime fasciste. Convaincu que l’étude permet à chacun de se forger sa propre identité, d’acquérir une conscience historique et ainsi le pouvoir d’agir et de transformer le monde, c’est à travers ses Lettres et Cahiers de prison que le philosophe parvint à confier à ses fils et à ses disciples la somme de sa pensée de son combat.

Extrait • Lettre de Antonio Gramsci à Giulia Schucht

Giulia Schucht, rencontrée dans une maison de cure moscovite, donnera à Gramsci deux fils. À l’exception de quelques mois passés en Italie en 1925 avec Delio, son premier garçon né un an auparavant, Gramsci n’aura aucune relation directe avec ses enfants. Son second fils, Giuliano, verra le jour à Moscou en 1926, peu après son arrestation. Il n’aura donc jamais l’occasion de le voir. Dans ces circonstances, on comprend aisément l’intérêt et la volonté du penseur d’intervenir et de conseiller, étant contraint – par la distance géographique et la privation de liberté – à exercer son rôle paternel et à transmettre son savoir pédagogique par le seul truchement des lettres.

[Turi,] 30 décembre 1929

Plus généralement, j’ai observé comment les « grands » oublient facilement leurs impressions d’enfant, impressions qui à un certain âge s’évanouissent et se déforment en un ensemble de sentiments, de regrets ou de situations comiques. C’est comme cela que l’on oublie que l’enfant se développe intellectuellement de façon très rapide, absorbant dès les premiers jours de sa naissance une extraordinaire quantité d’images dont il se souvient encore après quelques années et qui le guident lors de cette première phase de jugements plus réflexifs, devenus possibles après l’apprentissage du langage. Je ne peux bien sûr émettre de jugements et d’opinions générales en l’absence de données spécifiques et fournies ; mon ignorance est totale ou presque, parce que les impressions dont tu m’as fait part n’ont aucun lien entre elles, et ne témoignent pas d’une progression. Cependant et sur la base de tous ces éléments, il me semble que ta conception et celle d’autres membres de ta famille est trop métaphysique, autrement dit qu’elle présuppose qu’il y a en puissance chez l’enfant l’homme tout entier, et qu’il convient de l’aider à développer ce qui est déjà latent en lui, sans coercition, en laissant agir les forces spontanées de la nature ou que sais-je encore. Je pense en revanche que l’homme est le produit d’une formation historique, obtenue par la coercition (pas seulement entendue dans le sens brutal de violence extérieure), et c’est là ma seule conviction : sans quoi on tomberait dans une forme de transcendance ou d’immanence. Ce que l’on croit être des forces latentes n’est rien d’autre, pour l’essentiel, que le magma informe et indistinct des images et des sensations des premiers jours, des premiers mois, des premières années de vie, des images et sensations qui ne sont pas toujours aussi belles qu’on voudrait les imaginer. Cette manière de concevoir l’éducation comme le dévidage d’un fil préexistant a eu son importance lorsqu’elle s’opposait à l’école jésuite, c’est-à-dire quand elle rejetait une philosophie plus mauvaise encore, mais elle est aujourd’hui tout aussi dépassée. Renoncer à éduquer un enfant signifie seulement permettre que sa personnalité se développe en accueillant du milieu environnant toutes les stimulations de la vie dans leur désordre. […]

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