

Vivant résolument au bord de l’abîme, talonné par la misère, Charles Baudelaire sut transformer l’adversité en un brasier d’art et de pensée. Depuis l’arrière-salle d’une auberge ou un glacial logement de fortune, le maître des symbolistes raconte dans ces lettres ses déboires financiers. Maudit par ceux qui lui prêtaient de l’argent, pétri d’orgueil et de colère, le poète surpassa toutes les crises, parvenant à incarner le mythe d’une vie de bohème et d’écriture.
Brillant par sa lucidité, son intelligence critique et son sens du Beau, Charles Baudelaire (1821-1867) fut au XIXe siècle le précurseur de la modernité poétique. En proie au spleen, tourmenté par la misère et la maladie, l’écrivain dut affronter sa vie durant la persécution de ses créanciers et l’incompréhension de sa famille, auxquels il demandait soutien. Sommé par le devoir, le poète trouva son salut dans le travail, rêvant de trouver l’énergie et le temps nécessaires pour accomplir son œuvre.
Comme l’a écrit Walter Benjamin : « chez Baudelaire, le poète déclare pour la première fois sa prétention à une valeur d’exposition. Baudelaire a été son propre imprésario. » Mais il fut un imprésario souvent malhabile, comme par exemple dans sa relation avec l’éditeur Victor Lecou. La lettre suivante met en évidence certaines des causes de son endettement, aussi bien moral qu’économique, et sa propension à constamment décevoir les attentes.
Je sais que je vais te causer une peine très vive, il est impossible que l’état douloureux de mon esprit ne se voie pas dans ma lettre, sans compter les aveux que j’ai à te faire. Mais il m’est impossible de faire autrement. Malgré la multiplication des lettres que je t’ai écrites, imaginativement, car depuis un an, je me suis figuré chaque mois que j’allais t’écrire – ma lettre sera courte. Je suis dans de tels embarras et de telles complications que j’ai à peine une heure à donner à cette lettre, qui devrait être un plaisir pour moi, et qui est juste le contraire. – Depuis longtemps, j’ai si bien embrouillé ma vie que je ne sais même plus trouver de temps pour le travail. Je commence par le plus dur, et le plus pénible. – Je t’écris avec mes deux dernières bûches, et les doigts gelés. – Je vais être poursuivi pour un paiement que j’avais à faire hier. – Je serai poursuivi pour un autre à la fin du mois. Cette année, c’est-à-dire depuis le mois d’avril dernier jusqu’à présent a été un vrai désastre pour moi, malgré que j’aie eu entre les mains les moyens de la faire tout autre. J’ai en toi la plus immense confiance ; l’admirable indulgence que tu m’as montrée en passant à Paris me permet de tout te dire, et j’espère que tu ne me croiras pas tout à fait fou, puisque je connais ma folie. D’ailleurs à quoi bon dissimuler, et te fabriquer une lettre de joie et de confiance menteuses, au moment où mon esprit est tellement chargé d’angoisses, que je ne dors presque plus, et souvent avec d’insupportables rêves, et la fièvre ? Pourquoi ne pas t’avoir écrit plus tôt, n’est-ce pas ? – Mais tu ne connais pas la honte, toi, – et d’ailleurs ce qui m’en empêchait était cet engagement pris avec moi-même de ne jamais t’écrire que pour t’annoncer des choses heureuses – Et aussi l’engagement de ne jamais te demander un sol. – Aujourd’hui ce n’est pas possible. […]
À toi je devais pour ta vieillesse te donner la joie que pouvait te faire espérer mon talent, – je ne l’ai pas fait.
Je suis coupable envers moi-même ; – cette disproportion entre la volonté et la faculté est pour moi quelque chose d’inintelligible. […]
Ne m’accable pas trop ; – cette pénible crise passée, je me relèverai.
Je t’embrasse et te serre les mains.
60, rue Pigale [sic]