« Pourriez-vous me dire comment grandir – ou s’agit-il de quelque chose d’intransmissible – comme la sorcellerie ? »
Emily Dickinson

Dans un univers d’affections tout aussi étroit que tendre et explosif, Emily Dickinson contemple et juge le monde, le rejette en éruptions de lave ou le sublime jusqu’à le révéler dans une aveuglante lumière. Les lettres d’amour, ironiques ou poétiques, d’une femme qui choisit le risque de la pensée et le nomma extase.

Retirée du monde sa vie durant, Emily Dickinson (1830-1886) écrivit près de 1800 poèmes, dont seulement une poignée furent publiés de son vivant. En rébellion contre son milieu social, la « reine recluse » concentre dans sa poésie sa vie intérieure tumultueuse et la puissance de sa pensée d’une écriture concise, vibrante et déroutante. Ses lettres à ses amis et à ses amours sont, elles aussi, des trésors poétiques. Un immense voyage intérieur, sans quitter l’horizon d’une chambre.

Extrait • Lettre d’Emily Dickinson au Maître

Senhal est le terme qu’utilisaient les troubadours dans leurs vers pour qualifier d’un nom nouveau et suggestif leurs bien-aimées. Rebaptiser ces inaccessibles dames leur permettait de les décrire, de les posséder – à tout le moins linguistiquement – et de les recréer, évanescentes et stéréotypées, à jamais éternelles dans l’univers singulier de la poésie. « Maître » est l’une des traductions possibles de « Master », véritable Senhal qu’Emily Dickinson emploiera à l’égard d’un mystérieux amant dans trois de ses lettres où tout reste incertain : l’ordre de leur rédaction, leur datation exacte, l’identité de leur destinataire et même son existence. Seule certitude, leur grande valeur poétique et testimoniale : poétique par le dense réseau d’images et de métaphores que ces textes tissent, rivalisant par moments avec l’étrange puissance évocatrice des poèmes majeurs de Dickinson ; testimoniale par l’elliptique et aveuglante clarté avec laquelle ils disent et concentrent la violence du ressenti mystico- amoureux de la poétesse, théorisé en une pratique de l’abstinence, de l’extase et de la soumission, qui côtoie parfois le masochisme.

[printemps 1858]

Cher Maître,
Je suis malade – mais ta maladie me fait souffrir plus encore que la mienne. Je ferai travailler ma main la plus forte assez longtemps pour te dire – Je pensais que tu étais peut-être au Paradis, et quand tu as de nouveau parlé, cela a été vraiment très doux, et merveilleux, et cela m’a surprise – Je voudrais que tu ailles bien. Je voudrais que tout ce que j’aime ne soit plus atteint d’aucune faiblesse. Les Violettes sont avec moi – le Rouge-gorge auprès de moi – et Celui qu’on appelle « Printemps » – Qui est-il – qui passe à côté de la porte – C’est bien la maison de Dieu – et voilà les portes du Paradis, et à travers elles, les anges vont et viennent avec leurs doux cochers – J’aimerais être géniale, comme M. Michel-Ange, et pouvoir peindre pour toi. Tu me demandes ce que mes fleurs disaient – elles m’ont donc désobéi – je leur avais confié des messages. Elles disaient ce que les lèvres disent à l’Occident, quand le soleil se couche, et l’Aube ne dit rien d’autre. Écoute encore, Maître. Je ne t’ai pas dit qu’aujourd’hui était le Jour du Sabbat. Chaque Sabbat sur la mer me pousse à compter les Sabbats, jusqu’à ce que l’on ne se revoie sur la rive – et qui sait si les collines seront aussi bleues que les marins le disent – Je ne peux (parler) rester plus longtemps cette nuit (maintenant), car cette douleur m’en empêche – Comme on est fort de se souvenir quand on est faible, et comme il est facile d’aimer. Me diras-tu, dis-moi un mot, je t’en prie, quand tu iras bien –

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