« Mais les hommes ne doivent pas se décourager ni désespérer d’eux-mêmes. »
Giacomo Leopardi

Dans sa correspondance aux mille nuances, Giacomo Leopardi se montre généreux et ardent, tendre avec ses frères et ses neveux, indomptable face à l’adversité. Depuis sa solitude peuplée d’amis, il écrit sur le réconfort que les hommes se doivent les uns les autres. Ses lettres nous révèlent un poète enthousiaste, avide de gloire et de liberté. Loin d’être un « sombre amant de la Mort », c’est un homme au désir de vie inextinguible.

Philosophe à la culture encyclopédique, Giacomo Leopardi (1798-1837) est aussi le grand poète de la condition humaine et de la mémoire. Enfant prodige éduqué selon des principes religieux et très stricts, cet homme érudit s’inscrit, avec Dante, au panthéon des écrivains italiens. Conforme à la volonté iconoclaste des « Plis », cette sélection de lettres donne à voir un autre visage de Leopardi. Celui que l’on retient trop souvent comme un homme pessimiste apparaît ici comme un profond connaisseur de l’âme humaine, cultivant une idée ambitieuse du bonheur.

Extrait • Une lettre de Giacomo Leopardi à André Jacopssen

Et si nous pouvions tous croire en la vertu, si nous nous jetions tous avec enthousiasme dans l’existence, l’impossible bonheur ne serait-il pas plus plausible ? Dans cette missive écrite en français à l’homme de lettres André Jacopssen, Leopardi rêve aux effets bénéfiques que de ferventes illusions pourraient avoir dans la société. Le poète fait le portrait psychologique – à l’évidence très inspiré de lui-même – de l’homme sensible et passionné qui cherche une éventuelle félicité sur la terre uniquement par le pouvoir de l’imagination.

Recanati, 23 juin 1823

[…] Sans doute, mon cher ami, ou il ne faudrait pas vivre, ou il faudrait toujours sentir, toujours aimer, toujours espérer. La sensibilité, ce serait le plus précieux de tous les dons si l’on pouvait le faire valoir, ou s’il y avait dans ce monde à quoi l’appliquer. Je vous ai dit que l’art de ne pas souffrir est maintenant le seul que je tâche d’apprendre. Ce n’est que précisément parce que j’ai renoncé à l’espérance de vivre. Si dès les premiers essais je n’avais été convaincu que cette espérance était tout à fait vaine et frivole pour moi, je ne voudrais, je ne connaîtrais même pas d’autre vie que celle de l’enthousiasme. […]
En vérité, mon cher ami, le monde ne connaît pas ses véritables intérêts. Je conviendrai, si l’on veut, que la vertu, comme tout ce qui est beau et tout ce qui est grand, ne soit qu’une illusion. Mais si cette illu­sion était commune, si tous les hommes croyaient et voulaient être vertueux, s’ils étaient compatissants, bienfaisants, généreux, magnanimes, pleins d’enthousiasme ; en un mot, si tout le monde était sensible (car je ne fais aucune différence entre la sensibilité et ce qu’on appelle vertu), n’en serait-on pas plus heureux ? Chaque individu ne trouverait-il mille ressources dans la société ? Celle-ci ne devrait-elle pas s’appliquer à réaliser les illusions autant qu’il lui serait possible, puisque le bonheur de l’homme ne peut consister dans ce qui est réel ? […]
Il est vrai que l’habitude de réfléchir, qui est toujours le propre des esprits sensibles, ôte souvent la faculté d’agir et même de jouir. La surabondance de la vie intérieure pousse toujours l’individu vers l’extérieur, mais en même temps elle fait en sorte qu’il ne sache comment s’y prendre. Il embrasse tout, il voudrait toujours être rempli ; cependant tous les objets lui échappent, précisément parce qu’ils sont plus petits que sa capacité. Il exige même de ses moindres actions, de ses paroles, de ses gestes, de ses mouvements plus de grâce et de perfection qu’il est possible à l’homme d’atteindre. Aussi, ne pouvant jamais être content de lui-même, ni cesser de s’examiner, et se défiant toujours de ses propres forces, il ne sait pas faire ce que font tous les autres.
Qu’est-ce donc que le bonheur, mon cher ami ? Et si le bonheur n’est pas, qu’est-ce donc que la vie ? Je n’en sais rien ; je vous aime, je vous aimerai toujours aussi tendrement, aussi fortement que j’aimais autre­fois ces doux objets que mon imagination se plaisait à créer, ces rêves dans lesquels vous faites consister une partie de bonheur. En effet, il n’appartient qu’à l’imagination de procurer à l’homme la seule espèce de bonheur positif dont il soit capa­ble. C’est la véritable sagesse que de chercher ce bonheur dans l’idéal, comme vous le faites. […]
Votre tendre et sincère ami

G. Leopardi

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