« Et s’il m’arrive d’être cohérent, ce n’est que par une incohérence de ma propre incohérence. »
Fernando Pessoa

Depuis la sombre et anonyme arrière-boutique d’un bureau de tabac, Fernando Pessoa a inventé de surprenants univers littéraires en faisant de l’altérité une pratique de vie, un système de pensée et un dispositif de création. Ironiques et passionnées, ces lettres proposent un voyage dans l’esprit pluriel et vertigineux du poète, à la découverte de l’autre qui est en nous.

Alvaro de Campos, Ricardo Reis, Alberto Caeiro... une myriade de noms cachant un même écrivain : FERNANDO PESSOA (1888-1935). Apparaissant au fil de sa correspondance, les doubles de Pessoa témoignent de son génie poétique et de son monde intérieur composite et profus, à la lisière de la schizophrénie. Dans ses lettres écrites en portugais, en anglais et en français, l’écrivain échange avec ses pairs et ses amis sur sa poésie, et notamment sur son recours aux hétéronymes. Figurent également dans ce livre les désormais célèbres lettres à Ofélia Queiroz, sa fiancée éternelle.

Extrait • Deux lettres de Fernando Pessoa à Ofélia Queirós

La correspondance avec Ofélia Queirós, seule maîtresse connue du poète, se développe en deux phases distinctes qui correspondent à celles de leur relation amoureuse fort singulière. La première a lieu de mai à septembre 1920, la seconde dix ans plus tard, de septembre 1929 à janvier 1930, prolongée par une relation amicale qui durera jusqu’à la mort de Pessoa. Les conditions psychiques de Pessoa constituèrent durant cette période un obstacle à leur relation, où « s’immisça » Álvaro de Campos, intermédiaire du poète et auteur de quelques lettres adressées à Ofélia (laquelle, semble-t-il, n’aimait guère cette intrusion…).

25 septembre 1929

Votre Excellence Madame Donna Ofélia Queirós,
Un individu misérable et abject du nom de Fernando Pessoa, ami intime et cher à mon cœur, m’a chargé de communiquer à Votre Excellence – dès lors que son état mental l’empêche de communiquer quoi que ce soit, même à un petit pois sec (exemple d’obéissance et de discipline) – qu’il est interdit à Votre Excellence de :
(1) perdre du poids,
(2) manger peu,
(3) ne pas dormir,
(4) avoir de la fièvre,
(5) penser à l’individu en question.
Pour ma part et en tant qu’ami intime et sincère de ce vaurien, dont je délivre le message au prix d’un sacrifice, je conseillerais à Votre Excellence de prendre l’image mentale – au cas où vous vous en seriez fait une – de cet individu dont la mention vient gâter ce papier raisonnablement blanc, et de jeter cette image mentale aux cabinets, vu qu’il est matériellement impossible d’offrir ce juste destin à l’entité prétendument humaine à qui elle appartiendrait, si la justice était de ce monde.
Mes hommages à Votre Excellence,

Álvaro de Campos
Ingénieur naval
25-9-1929


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26 septembre 1929

Petite Ophélie,
Je ne sais si tu m’aimes, et c’est justement pour cela que je t’écris cette lettre. Comme tu m’as dit que demain tu éviterais de me voir jusque vers cinq heures et quart cinq heures et demie dans les parages de l’arrêt du tram, et bien c’est exactement là que je me trouverai.
Comme il arrive toutefois que Monsieur l’ingénieur Álvaro de Campos m’accompagne une grande partie de la journée, je ne sais pas s’il sera possible d’éviter la présence, du reste agréable, de ce monsieur, en dépit du voyage vers une quelconque brèche ouverte dans le cœur de celle qui m’oublie.
Le vieil ami, que je viens de mentionner, a d’ailleurs quelque chose à te dire. Il refuse de m’expliquer de quoi il s’agit, mais j’espère et je crois qu’en ta présence il aura l’occasion de me le dire, ou de te le dire, ou de nous le dire.
Jusque-là, je resterai silencieux, attentif, et même dans l’expectative.
Et à demain, douce petite bouche,

Fernando
26-9-1929

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